Les armes vendues par l’Occident à l’Ukraine « alimenteront la basse conflictualité ou le terrorisme sur la planète sans limites pour l’imagination. En augmentant très fortement cette diffusion d’armements, on augmente le risque de guerre partout sur la planète, par la capillarisation nécessaire et causale de la faible intensité avec la haute », estime Emmanuel Caulier dans la seconde partie de sa nouvelle analyse. Conseiller spécial du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques de Dakar, Avocat à la Cour d’appel de Paris, Conseil à la Cour Pénale Internationale et Directeur de la collection « Diplomatie et Stratégie » des éditions L’Harmattan, Emmanuel Caulier répond aux questions de Teria News.
L’usure de l’opinion et la relative isolation du Kremlin faisant, un changement de régime en Russie est-il envisageable et envisagé par les amis de Kiev ?
Officiellement, un changement de régime en Russie n’est pas « l’objectif de l’Otan, ni celui du président américain, j’ai eu l’occasion de m’entretenir longuement avec lui à la Maison-Blanche et nous avons également discuté de ces questions, malgré l’invasion de l’Ukraine », a assuré il y a peu, le chancelier allemand Olaf Scholz. Joe Biden avait indiqué à Varsovie que son homologue russe Vladimir Poutine ne devait « ne pas rester au pouvoir ». La Maison-Blanche avait immédiatement assuré que M. Biden n’avait pas appelé à un « changement de régime ».
Ainsi, dès que l’on considère la nature politique du conflit, les motifs individuels doivent être minorés, on doit croire que les lignes d’intérêts, les jeux de puissance, les sous-jacents historiques, ne changeraient pas avec un changement à la tête du régime. Les causes politiques survivant aux individualités, l’histoire se déroulerait sans doute de la même façon avec le successeur de Poutine. Ce n’était pas l’ambition de Périclès qui comptait selon Thucydide, mais bien celle d’Athènes.
Ainsi tant le changement de régime de Kiev, tant celui de Moscou ne peuvent pas être un objectif stratégique réaliste. Pour autant il est nécessairement officieusement souhaité et recherché par les deux parties, tandis que leur priorité stratégique respective est évidemment de maintenir le régime, ce qui suit ce que Morin appelle « Le principe dialogique » ce qui « signifie que deux ou plusieurs « logiques différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l’unité ».
Avec l’implication croissante de l’Occident aux côtés de l’Ukraine malgré les avertissements de la Russie, principalement en termes d’armements et de renseignement, comment analysez-vous les risques d’escalade vers un conflit global ?
« Nous faisons ce qui est nécessaire et possible pour soutenir l’Ukraine, mais nous empêchons en même temps une escalade de la guerre, vers une guerre entre la Russie et l’OTAN », a affirmé le chancelier allemand devant le Bundestag, mercredi 25 janvier dernier. L’ambassadeur russe à Berlin a immédiatement pointé une « décision extrêmement dangereuse », révélatrice, d’une volonté d’« escalade permanente » de l’Allemagne et des alliés de Kiev. « Les perspectives de paix ne cessent de se réduire. Les risques d’une escalade et d’un carnage supplémentaires ne cessent d’augmenter », a alerté de son côté Antonio Guterres. Ce qu’exprime ici le Secrétaire général de l’ONU est la règle bien connue selon laquelle : plus l’une ou l’autre des parties favorise l’escalade, plus probable sera l’atteinte du point de non-retour (runaway escalation). En contemplant les évènements de l’année passée, il est impossible de ne pas percevoir les nombreux précédents de réponse agressive à toute forme de désagrément des deux parties l’une envers l’autre et de comprendre qu’ils ont favorisé la probabilité d’atteinte de ce point de non-retour. Plus que les quarante-quatre échelons de l’escalade décrits par Herman Khandepuis la « crise politique d’une faible intensité » (échelon 1) jusqu’à « la guerre de spasme », ou « insensée » (échelon 44), c’est bien ce point redouté de non-retour qui est au cœur de toutes les réflexions et inquiétudes.
Si les parties en conflit sont aujourd’hui dans un schéma d’incrimination mutuelle ou la seule réciprocité relève d’un prêté pour un rendu intransigeant, l’escalade est nécessairement plafonnée par le croisement des lignes d’intérêts entre les trois grands telle que déjà évoquée plus haut. Le défi s’entend plutôt en un déclenchement de la désescalade en cassant ces cycles destructeurs. Il s’agit de réussir à opposer des réponses coopératives au comportement non coopératif de l’autre. Le but est d’encourager l’autre partie à la coopération, changeant ainsi l’escalade en une désescalade. C’est ce que la doctrineappelle un « mécanisme de démarrage » (starting mechanism).
Les stratèges de la Turquie, de la Chine ou tout autres, peuvent prendre des initiatives pour solliciter une coopération, et déterminer les conditions auxquelles elles peuvent fonctionner. L’une d’elles consiste à ajouter des mots à l’offre dans le but de clarifier l’intention sous-jacente de la stratégie, c’est l’idée des plans de paix ; une autre est de ne pas exiger de réciprocité trop tôt, c’est le principe de l’intervention du tiers qui se veut médiateur, en favorisant le délai que mettent certaines parties à répondre à l’escalade de l’autre, car cela réduit la probabilité d’un point de non-retour, en donnant à la première partie la possibilité de revenir en arrière. Dans la gestion de la désescalade, l’influence du futur sur le présent devient maintenant capitale. La gestion de la défaite et de l’humiliation, la gestion de la perte de territoire ou du gain zéro, devient toujours plus essentielle face au nombre de morts qui s’accumulent. Réussir la désescalade sera proposer une sortie honorable aux deux belligérants. Quoi qu’il en soit Clausewitz nous rappelle toujours que : « La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure. Dans la guerre, tout est simple, mais le plus simple est difficile. En aucun cas, la guerre n’est un but par elle-même. On ne se bat jamais, paradoxalement, que pour engendrer la paix, une certaine forme de paix. »
L’Ukraine étant une plaque tournante du trafic mondial d’armes, quelles conséquences ont déjà et pourrait avoir cet afflux d’armes sur la sécurité des autres régions du monde ?
Les millions de munitions, les fusils d’assaut, les armes de poing, les lunettes de vision nocturne, les gilets pare-balles high-tech, les lance-roquettes et lance-missiles légers et portatifs au maniement aisé, les Javelin et les Stinger capables de neutraliser un blindé à plusieurs centaines de mètres de distance ou pouvant atteindre des hélicoptères et des avions de combat à basse altitude comme des avions de ligne au décollage ou à l’atterrissage vont alimenter tous les pays voisins de l’Ukraine, au marché noir. Des trafiquants chercheront à les vendre sur des zones plus éloignées de conflit. Ces armes alimenteront donc la basse conflictualité ou le terrorisme sur la planète sans limites pour l’imagination. En augmentant très fortement cette diffusion d’armements, on augmente le risque de guerre partout sur la planète, par la capillarisation nécessaire et causale de la faible intensité avec la haute, nous rappelant les vers de Nicolaï Nekrassov, « Entends-tu ses gémissements Sur la Volga, grand fleuve russe ? Ce sont les haleurs qui les poussent, Et nous nommons leurs plaintes un chant.(…) Quand donc se lèvera-t-il, quand ? Que veut dire sa plaine amère ? Ou bien au sort obéissant, Ayant chanté ce triste chant, S’endormira-t-il sur sa terre ? »
Un an après, en quoi la guerre de la Russie en Ukraine a-t-elle impacté le jeu des alliances politiques, économiques et militaires à l’échelle globale ? Vladimir Poutine a-t-il réussi son pari géopolitique de mettre un terme à « l’hégémonie occidentale » ?
Thucydide précise qu’Athènes avait au Ve siècle le statut d’« hêgemôn », c’est-à-dire de « conducteur des cités grecques ». Mais précisait-il « le plein gré est toujours difficile à prouver et la contrainte peut créer le ressentiment et annuler, du moins partiellement, le désir d’être commandé ». On peut un temps faire appel au plus fort et plus tard n’exister que dans le désir de s’en affranchir. Ainsi la soumission, même volontaire, obéit à des facteurs complexes, ambigus et variables. Charles Quint, Louis XIV, Napoléon, ou la Grande-Bretagne victorienne tentèrent à leur tour d’être le conducteur des autres États, en vain.
Après 1945, ce sont les États-Unis qui veulent conduire la coalition des démocraties à taille planétaire au sens gramscien, de domination non ressentie comme telle par ceux qui la subissent, parce que considérée comme légitime par eux. L’hégémonie se heurte alors au totalitarisme soviétique et donc à la bipolarité et devient imparfaite ou partagée. En 1989, elle connait la fin du monde westphalien et son inaccomplissement. L’hégémonie occidentale découvre la distance séparant l’Ouest et le reste du monde. Ainsi, monsieur Poutine ne fait-il en réalité, qu’achever de renverser un mythe.
Si le monde bipolaire était dangereux, il était compréhensible, car l’enchainement des évènements possibles conduisait jusqu’ici à une chaine de conséquences maitrisées dans les chancelleries. Le conflit russo-ukrainien est appréhendé par un écheveau de diplomaties fort complexes et instables sans cesse en recomposition, créant un jeu systémique inconnu. La guerre est un révélateur de la mondialisation telle qu’elle s’est développée en silence, modifiant la carte des alliances et des logiques entre États. Poutine contribue donc malgré lui, à révéler le dessous des cartes recomposées.
Teria News