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« Nous sommes désormais […] dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre »

« Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, […] les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial […] C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. Chinois, Indiens et Saoudiens, entre autres, jubilent. », estimel’historien Emmanuel Todd. Lire la suite de son analyse.

Le Français Emmanuel Todd est anthropologue, historien, essayiste, prospectiviste, auteur de nombreux ouvrages. Plusieurs d’entre eux, comme « La chute finale », « L’illusion économique » ou « Après l’empire », sont devenus des classiques des sciences sociales.

Pourquoi publier un livre sur la guerre en Ukraine au Japon et pas en France?

Les Japonais sont tout aussi antirusses que les Européens. Mais ils sont géographiquement éloignés du conflit, il n’y a donc pas un véritable sentiment d’urgence, ils n’ont pas notre rapport émotionnel à l’Ukraine. Et là-bas, je n’ai pas du tout le même statut. Ici, j’ai la réputation absurde d’être un « rebelle destroy », alors qu’au Japon je suis un anthropologue, un historien et un géopoliticien respecté, qui s’exprime dans tous les grands journaux et revues, et dont tous les livres sont publiés. Je peux m’exprimer là-bas dans une ambiance sereine, ce que j’ai d’abord fait dans des revues, puis en publiant ce livre, qui est un recueil d’entretiens. Cet ouvrage s’appelle « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé », avec 100.000 exemplaires vendus aujourd’hui.

Il est évident que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global, entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie adossée à la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale.

Pourquoi ce titre ?

Parce que c’est la réalité : la Troisième Guerre mondiale a commencé. Il est vrai qu’elle a commencé « petitement » et avec deux surprises. On est parti dans cette guerre avec l’idée que l’armée de la Russie était très puissante et que son économie était très faible. On pensait que l’Ukraine allait se faire écraser militairement et que la Russie se ferait écraser économiquement par l’Occident. Or, il s’est passé l’inverse : l’Ukraine n’a pas été écrasée militairement, même si elle a perdu à cette date 16% de son territoire ; et la Russie n’a pas été écrasée économiquement. Au moment où je vous parle, le rouble a pris 8% par rapport au dollar et 18% par rapport à l’euro depuis la veille de l’entrée en guerre. Il y a donc eu une sorte de quiproquo. Mais il est évident que le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global entre l’ensemble de l’Occident, d’une part, et la Russie adossée à la Chine, d’autre part, est devenu une guerre mondiale. Même si les violences militaires sont faibles par rapport à celles des guerres mondiales précédentes.

N’exagérez-vous pas ? L’Occident n’est pas directement engagé militairement…

Nous fournissons des armes, quand même. Nous tuons des Russes, même si nous ne nous exposons pas nous-mêmes. Mais il reste vrai que nous, Européens et Européennes, sommes surtout engagés économiquement. Nous sentons d’ailleurs venir notre véritable entrée en guerre par l’inflation et les pénuries.

Poutine a fait une grosse erreur au début, qui présente un immense intérêt sociohistorique. Celles et ceux qui travaillaient sur l’Ukraine à la veille de la guerre considéraient ce pays non comme une démocratie naissante, mais comme une société en décomposition et un « failed state » en devenir. On se demandait si l’Ukraine avait perdu 10 millions ou 15 millions d’habitants et d’habitantes depuis son indépendance. On ne peut trancher, parce que l’Ukraine ne fait plus de recensement depuis 2001, signe classique d’une société qui a peur de la réalité. Je pense que le calcul du Kremlin a été que cette société en décomposition s’effondrerait au premier choc, voire dirait « Bienvenue maman » à la sainte Russie. Mais ce que l’on a découvert, à l’opposé, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un type nouveau d’équilibre, et même un horizon, une espérance. Les Russes ne pouvaient pas le prévoir. Personne ne le pouvait.

Mais est-ce que les Russes n’ont pas sous-estimé, malgré l’état de décomposition réelle de la société, la force du sentiment national ukrainien, voire la force du sentiment européen de soutien envers l’Ukraine ? Et vous-même, ne le sous-estimez-vous pas ?

Je ne sais pas. Je travaille là-dessus, mais en chercheur, c’est-à-dire en admettant qu’il y a des choses que l’on ne sait pas. Et pour moi, bizarrement, l’un des champs sur lesquels j’ai trop peu d’informations pour trancher, c’est l’Ukraine. Je pourrais vous dire, sur la foi de données anciennes, que le système familial de la petite Russie était nucléaire, plus individualiste que le système Grand Russe, qui était davantage communautaire, collectiviste. Ça, je peux vous le dire. Mais ce qu’est devenue l’Ukraine, avec des mouvements de population massifs, une autosélection de certains types sociaux par le maintien sur place ou par l’émigration avant et pendant la guerre, je ne peux pas vous en parler. On ne sait pas pour l’instant.

L’un des paradoxes que j’affronte, c’est que la Russie, elle, ne me pose pas de problème de compréhension. C’est là-dessus que je suis le plus en décalage par rapport à mon environnement occidental. Je comprends l’émotion de tous, il m’est pénible de parler en historien froid. Mais quand on pense à Jules César enfermant Vercingétorix dans Alésia puis l’emmenant à Rome pour célébrer son triomphe, on ne se demande pas si les Romains étaient méchants, ou déficients par les valeurs. Aujourd’hui, dans l’émotion, en phase avec mon propre pays, je vois bien l’entrée de l’armée russe en territoire ukrainien, les bombardements et les morts, la destruction des infrastructures énergétiques, les Ukrainiens crevant de froid tout l’hiver. Mais pour moi, le comportement de Poutine et des Russes est lisible autrement, et je vais vous dire comment.

Pour commencer, j’avoue avoir été cueilli à froid par le début de la guerre : je n’y croyais pas. Je partage aujourd’hui l’analyse du géopoliticien « réaliste » américain John Mearsheimer. Ce dernier faisait le constat suivant : il nous disait que l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par des militaires de l’OTAN (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc de facto membre de l’OTAN, et que les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais une Ukraine membre de l’OTAN. Ces Russes font donc (ainsi que Poutine nous l’a dit la veille de l’attaque) une guerre, de leur point de vue, défensive et préventive. Mearsheimer ajoutait que nous n’aurions aucune raison de nous réjouir d’éventuelles difficultés des Russes, parce que, comme il s’agit pour eux d’une question existentielle, plus ça serait dur, plus ils frapperaient fort. L’analyse semble se vérifier. J’ajouterais un complément et une critique à l’analyse de Mearsheimer.

Lesquels ?

Pour le complément : lorsqu’il dit que l’Ukraine était de facto membre de l’OTAN, il ne va pas assez loin. L’Allemagne et la France étaient, elles, devenues des partenaires mineurs dans l’OTAN et n’étaient pas au courant de ce qui se tramait en Ukraine sur le plan militaire. On a critiqué la naïveté française et allemande, parce que nos gouvernements ne croyaient pas en la possibilité d’une invasion russe, certes, mais aussi parce qu’ils ne savaient pas qu’Américains, Britanniques et Polonais pouvaient permettre à l’Ukraine d’être en mesure de mener une guerre élargie. L’axe fondamental de l’OTAN maintenant, c’est Washington-Londres-Varsovie-Kiev.

Maintenant la critique : Mearsheimer, en bon Américain, surestime son pays. Il considère que si la guerre d’Ukraine est existentielle pour les Russes, pour les Américains, elle n’est au fond qu’un « jeu » de puissance parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, une débâcle de plus ou de moins… Quelle importance ? L’axiome de base de la géopolitique américaine, c’est : « On peut faire tout ce qu’on veut, parce qu’on est à l’abri, au loin, entre deux océans. Il ne nous arrivera jamais rien. » Rien ne serait existentiel pour l’Amérique. Insuffisance d’analyse qui conduit aujourd’hui Biden à une fuite en avant. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe tiendrait face à la « puissance économique » de l’OTAN. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas anticipé.

Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-Unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit, ils ne peuvent lâcher. C’est pour ça que nous sommes désormais dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. Chinois, Indiens et Saoudiens, entre autres, jubilent.

Mais l’armée russe semble tout de même dans une très mauvaise posture. Certains vont jusqu’à prédire l’effondrement du régime : vous n’y croyez pas ?

Non. Au début, il semble y avoir eu en Russie une hésitation, le sentiment d’avoir été abusé, de ne pas avoir été prévenu. Mais là, les Russes sont installés dans la guerre, et Poutine bénéficie de quelque chose dont on n’a pas idée : c’est que les années 2000, les années Poutine, ont été pour les Russes les années du retour à l’équilibre, du retour à une vie normale. Je pense que Macron, à l’opposé, représentera pour les Français la découverte d’un monde imprévisible et dangereux, des retrouvailles avec la peur. Les années 90 ont été pour la Russie une période de souffrance inouïe. Les années 2000 ont été un retour à la normale, et pas seulement en termes de niveau de vie : on a vu les taux de suicide et d’homicide s’effondrer, et surtout – mon indicateur fétiche –, le taux de mortalité infantile plonger, et même passer au-dessous du taux américain.

Dans l’esprit des Russes, Poutine incarne (au sens fort, christique) cette stabilité. Et, fondamentalement, les Russes ordinaires estiment, comme leur président, faire une guerre défensive. Ils ont conscience d’avoir fait des erreurs au début, mais leur bonne préparation économique a augmenté leur confiance, non pas face à l’Ukraine (la résistance des Ukrainiens est, pour eux, interprétable : ils sont courageux comme des Russes ; jamais des Occidentaux ne se battraient si bien !), mais face à ce qu’ils appellent « l’Occident collectif », ou bien « les États-Unis et leurs vassaux ». La véritable priorité du régime russe, ce n’est pas la victoire militaire sur le terrain, c’est de ne pas perdre la stabilité sociale acquise dans les vingt dernières années.

Ils font donc cette guerre « à l’économie », surtout une économie d’hommes. Parce que la Russie garde son problème démographique, avec une fécondité d’un enfant et demi par femme. Dans cinq ans, ils vont avoir des classes d’âge creuses. À mon avis, ils doivent gagner la guerre en cinq ans, ou la perdre. Une durée normale pour une guerre mondiale. Ils font donc cette guerre à l’économie, en reconstruisant une économie de guerre partielle, mais en voulant préserver les hommes. C’est le sens du repli de Kherson, après ceux des régions de Kharkiv et de Kiev. Nous comptons les kilomètres carrés repris par les Ukrainiens, mais les Russes, eux, attendent la chute des économies européennes. Nous sommes leur front principal. Je peux évidemment me tromper, mais je vis avec la notion que le comportement des Russes est lisible, parce que rationnel et dur. Les inconnues sont ailleurs.

Vous expliquez que les Russes perçoivent ce conflit comme « une guerre défensive », mais personne n’a tenté d’envahir la Russie, et aujourd’hui, du fait de la guerre, l’OTAN n’a jamais eu autant d’influence à l’Est, avec les pays baltes qui veulent l’intégrer.

Pour vous répondre, je vous propose un exercice psycho-géographique, qui peut se faire par un mouvement de zoom arrière. Si on regarde la carte d’Ukraine, on voit l’entrée des troupes russes par le nord, l’est, le sud… Et là, effectivement, on a la vision d’une invasion russe, il n’y a pas d’autre mot. Mais si on fait un immense zoom arrière, vers une perception du monde, mettons jusqu’à Washington, on voit que les canons et missiles de l’OTAN convergent de très loin vers le champ de bataille, mouvement d’armes qui avait commencé avant la guerre. Bakhmout est à 8400 kilomètres de Washington mais à 130 kilomètres de la frontière russe. Une simple lecture de la carte du monde permet, je pense, d’envisager l’hypothèse que « oui, du point de vue russe, cela doit être une guerre défensive ».

Selon vous, l’entrée en guerre des Russes s’explique aussi par le relatif déclin des États-Unis…

Dans « Après l’empire », publié en 2002, j’évoquais le déclin de longue période des États-Unis et le retour de la puissance russe. Depuis 2002, l’Amérique enchaîne échecs et replis. Les États-Unis ont envahi l’Irak, mais en sont repartis laissant l’Iran acteur majeur du Moyen-Orient. Ils ont fui l’Afghanistan. La satellisation de l’Ukraine par l’Europe et par les États-Unis n’a pas représenté un surcroît de dynamisme occidental, mais l’épuisement d’une vague lancée vers 1990, relayée par le ressentiment antirusse des Polonais et des Baltes. Or, c’est dans ce contexte de reflux américain que les Russes ont pris la décision de mettre au pas l’Ukraine, parce qu’ils avaient le sentiment d’avoir enfin les moyens techniques de le faire.

Je sors de la lecture d’un ouvrage de S. Jaishankar, ministre des Affaires étrangères de l’Inde (« The India Way »), publié juste avant la guerre, qui voit la faiblesse américaine, qui sait que l’affrontement entre la Chine et les États-Unis ne fera pas de vainqueur mais va donner de l’espace à un pays comme l’Inde, et à bien d’autres. J’ajoute : mais pas aux Européens. Partout, on voit l’affaiblissement des États-Unis, mais pas en Europe, ni au Japon, parce que l’un des effets de la rétraction du système impérial est que les États-Unis renforcent leur emprise sur leurs protectorats initiaux.

Si on lit Brzezinski (« Le grand échiquier »), on voit que l’empire américain s’est constitué, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par la conquête de l’Allemagne et du Japon, qui sont toujours aujourd’hui des protectorats. À mesure que le système américain se rétracte, il pèse de plus en plus lourdement sur les élites locales des protectorats (et j’inclus ici l’ensemble de l’Europe). Les premiers à perdre toute autonomie nationale seront (ou sont déjà) les Anglais et les Australiens. Internet a produit dans l’anglosphère une interaction humaine avec les États-Unis d’une telle intensité que leurs élites universitaires, médiatiques et artistiques sont, pour ainsi dire, annexées. Sur le continent européen, nous sommes un peu protégés par nos langues nationales, mais la chute de notre autonomie est considérable, et rapide. Souvenons-nous de la guerre d’Irak, lorsque Chirac, Schröder et Poutine faisaient des conférences de presse communes contre la guerre.

Ne surestimez-vous pas la puissance économique de la Russie et sa capacité de résistance ?

La guerre devient un test de l’économie politique, elle est le grand révélateur. Le PIB de la Russie et de la Biélorussie représente 3,3% du PIB occidental (États-Unis, anglosphère, Europe, Japon, Corée du Sud), soit pratiquement rien. On peut se demander comment ce PIB insignifiant peut faire face et continuer à produire des missiles. La raison en est que le PIB est une mesure fictive de la production. Si on retire du PIB américain la moitié de ses dépenses de santé surfacturées, puis la « richesse produite » par l’activité de ses avocats, par ses prisons les mieux remplies du monde, puis par toute une économie de services mal définis, incluant la « production » de ses 15’000 à 20’000 économistes au salaire moyen de 120’000 dollars, on se rend compte qu’une part importante de ce PIB est de la vapeur d’eau. La guerre nous ramène à l’économie réelle, elle permet de comprendre ce qu’est la véritable richesse des nations, la capacité de production, et donc la capacité de guerre.

Si on revient à des variables matérielles, on voit l’économie russe. En 2014, nous mettons en place les premières sanctions importantes contre la Russie, mais elle augmente alors sa production de blé, qui passe de 40 à 90 millions de tonnes en 2020. Alors que, grâce au néolibéralisme, la production américaine de blé, entre 1980 et 2020, est passée de 80 à 40 millions de tonnes. La Russie est aussi devenue le premier exportateur de centrales nucléaires. En 2007, les Américains expliquaient que leur adversaire stratégique était dans un tel état de déliquescence nucléaire que, bientôt, les États-Unis auraient une capacité de première frappe sur une Russie qui ne pourrait répondre. Aujourd’hui, les Russes sont en supériorité nucléaire, avec leurs missiles hypersoniques.

La Russie a donc une véritable capacité d’adaptation. Quand on veut se moquer des économies centralisées, on souligne leur rigidité, et quand on fait l’apologie du capitalisme, on vante sa flexibilité. On a raison. Pour qu’une économie soit flexible, il faut, bien sûr, le marché, des mécanismes financiers et monétaires. Mais il faut d’abord une population active qui sache faire des choses. Les États-Unis sont maintenant plus de deux fois plus peuplés que la Russie (2,2 fois dans les tranches d’âge étudiantes). Reste qu’avec des proportions par cohortes comparables de jeunes faisant des études supérieures, aux États-Unis, 7% font des études d’ingénieur, alors qu’en Russie, c’est 25%. Ce qui veut dire qu’avec 2,2 fois moins de personnes qui étudient, les Russes forment 30% de plus d’ingénieurs. Les États-Unis bouchent le trou avec des étudiants étrangers, mais qui sont principalement indiens et, plus encore, chinois. Cette ressource de substitution n’est pas sûre, et diminue déjà. C’est le dilemme fondamental de l’économie américaine : elle ne peut faire face à la concurrence chinoise qu’en important de la main-d’œuvre qualifiée chinoise. Je propose ici le concept d’équilibrisme économique.

L’économie russe, quant à elle, a accepté les règles de fonctionnement du marché (c’est même une obsession de Poutine de les préserver), certes avec un très grand rôle de l’État, mais elle tient aussi sa flexibilité des formations d’ingénieurs qui permettent les adaptations, industrielles et militaires.

Beaucoup d’observateurs pensent, au contraire, que Vladimir Poutine a profité de la rente des matières premières sans avoir su développer son économie…

Si c’était le cas, cette guerre n’aurait pas eu lieu. L’une des choses marquantes dans ce conflit, et qui le rend si incertain, c’est qu’il pose (comme toute guerre moderne), la question de l’équilibre entre technologies avancées et production de masse. Il ne fait aucun doute que les États-Unis disposent de certaines des technologies militaires les plus avancées, et qui ont parfois été décisives pour les succès militaires ukrainiens. Mais quand on entre dans la durée, dans une guerre d’attrition (ndlr : d’usure), pas seulement du côté des ressources humaines, mais aussi matérielles, la capacité à continuer dépend de l’industrie de production d’armes moins haut de gamme. Et nous retrouvons, revenant par la fenêtre, la question de la globalisation et le problème fondamental des Occidentaux : nous avons délocalisé une telle proportion de nos activités industrielles que nous ne savons pas si notre production de guerre peut suivre. Le problème est admis. CNN, le « New York Times » et le Pentagone se demandent si l’Amérique arrivera à relancer les chaînes de production de tel ou tel type de missile. Mais on ne sait pas non plus si les Russes sont capables de suivre le rythme d’un tel conflit. L’issue et la solution de la guerre dépendront de la capacité des deux systèmes à produire des armements.

Selon vous cette guerre est non seulement militaire et économique, mais aussi idéologique et culturelle…

Je m’exprime ici surtout en tant qu’anthropologue. Il y a eu, en Russie, des structures familiales plus denses, communautaires, dont certaines valeurs ont survécu. Il y a un sentiment patriotique russe qui est quelque chose dont on n’a pas idée ici, nourri par le subconscient d’une Nation famille. La Russie avait une organisation familiale patrilinéaire, c’est-à-dire dans laquelle les hommes sont centraux, et elle ne peut adhérer à toutes les innovations occidentales néoféministes, LGBT, transgenres… Quand nous voyons la Douma russe voter une législation encore plus répressive sur « la propagande LGBT », nous nous sentons supérieurs. Je peux ressentir ça en tant qu’Occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de soft power, c’est une erreur. Sur 75% de la planète, l’organisation de parenté était patrilinéaire, et l’on peut y sentir une forte compréhension des attitudes russes. Pour le non-Occident collectif, la Russie affirme un conservatisme moral rassurant. L’Amérique latine, cependant, est ici du côté occidental.

Quand on fait de la géopolitique, on s’intéresse à de multiples domaines : les rapports de force énergétiques, militaires, la production d’armes (qui renvoie aux rapports de force industriels). Mais il y a aussi le rapport de force idéologique et culturel, ce que les Américains appellent le « soft power ». L’URSS avait une certaine forme de soft power, le communisme, qui influençait une partie de l’Italie, les Chinois, les Vietnamiens, les Serbes, les ouvriers français… Mais le communisme, au fond, faisait horreur à l’ensemble du monde musulman par son athéisme, et n’inspirait rien de particulier à l’Inde, hors du Bengale-Occidental et du Kerala. Or, aujourd’hui, la Russie, telle qu’elle s’est repositionnée comme archétype de la grande puissance non seulement anticolonialiste, mais aussi patrilinéaire et conservatrice des mœurs traditionnelles, peut séduire beaucoup plus loin. Les Américains se sentent aujourd’hui trahis par l’Arabie saoudite qui refuse d’augmenter sa production de pétrole, malgré la crise énergétique due à la guerre, et prend, de fait, le parti des Russes. Pour une part, bien sûr, par intérêt pétrolier. Mais il est évident que la Russie de Poutine, devenue moralement conservatrice, est devenue sympathique aux Saoudiens, dont je suis sûr qu’ils ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres (définies comme mâles à la conception) aux toilettes pour dames.

Les journaux occidentaux sont tragiquement amusants : ils ne cessent de dire « La Russie est isolée, la Russie est isolée ». Mais quand on regarde les votes des Nations Unies, on constate que 75% du monde ne suit pas l’Occident, qui paraît alors tout petit. Si l’on est anthropologue, on peut expliquer la carte, d’une part, des pays classés comme ayant un bon niveau de démocratie par « The Economist » (à savoir l’anglosphère, l’Europe…) et, d’autre part, des pays autoritaires, qui s’étalent de l’Afrique jusqu’à la Chine en traversant le monde arabe et la Russie. Pour un anthropologue, c’est une carte banale. Sur la périphérie « occidentale », on trouve les pays de structure familiale nucléaire, avec des systèmes de parenté bilatéraux, c’est-à-dire où les parentés masculines et féminines sont équivalentes dans la définition du statut social de l’enfant. Et au centre, avec le gros de la masse afro-euro-asiatique, on trouve les organisations familiales communautaires et patrilinéaires. On voit alors que ce conflit, décrit par nos médias comme un conflit de valeurs politiques, est, à un niveau plus profond, un conflit de valeurs anthropologiques. C’est cette inconscience et cette profondeur qui rendent la confrontation dangereuse.

Entretien d’Emmanuel Todd pour Le Figaro

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