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« Les Saoudiens peuvent fort bien faire pencher la balance […] vers une paix qui se révèlera tôt ou tard énergétique », estime Emmanuel Caulier

« La Turquie impose la puissance de sa diplomatie, mais n’a rien à offrir qui pèse sérieusement dans la balance, la France courrouce autant qu’elle dialogue, s’affaiblit économiquement au nom de grandes valeurs et n’obtient rien du tout. Tandis que Riyad est la seule qui peut compter sur ses immenses réserves d’or noir […] Les Saoudiens peuvent fort bien faire pencher la balance […] vers une paix qui se révèlera tôt ou tard énergétique », estime Emmanuel Caulier dans une nouvelle analyse. Conseiller spécial du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques de Dakar, Avocat à la Cour d’appel de Paris, Conseil à la Cour Pénale Internationale et Directeur de la collection « Diplomatie et Stratégie » des éditions L’Harmattan, Emmanuel Caulier répond aux questions de Teria News.

Un an après le déclenchement du conflit russo-ukrainien, quelles sont les perspectives de paix ? Plus précisément, quel rôle respectif pourraient jouer la Chine, la Turquie et les monarchies du Golfe ?

Depuis un an, Chine et neutralité semblent s’être confondues, tant cette dernière est restée longtemps invisible et inaudible, laissant apparaitre un visage insondable. Côté occidental, chacun sait qu’il y a des approbations tacites, des désapprobations muettes, des silences prudents. En amour le poète affirme même, qu’un silence vaut mieux qu’un discours ; la perception de ce positionnement n’a donc rien d’évident. Comment dès lors lire cet énigmatique visage aussi changeant que le chuānjù biànliǎn de l’opéra du Sichuan ?

Il s’agit tout d’abord d’une simple question de remembrement de cadastre. Chine et Russie partagent la même lecture du « droit notarial ». Taiwan est autant chinoise que l’Ukraine est russe, il suffit de l’acter. L’Occident au contraire considère qu’en droit international le remembrement est impossible puisque le cadastre est figé, coulé dans le marbre de la mappemonde. Cette divergence profonde, ancienne et générale, concerne la place du droit, la lecture du droit, elle semble à elle seule couper le monde en deux. Staline affirmait déjà « le droit en soit n’existe pas », plus tard la verticalisation du pouvoir devient une exagération du mot de Ihering « le droit est la politique de la force », le droit devenant un instrument au seul service de l’État fort, tandis que pour la Chine « il faut se méfier du droit ». En réalité, la ligne de fracture opposant Russie et Chine au reste du monde n’est pas suffisamment claire, pour prévoir l’écartèlement du monde ou sa réunification.

La liste des États s’est considérablement allongée depuis 1945 ; après les indépendances des années 60, elle a continué de bouger, le Kosovo est apparu sur la carte, le Soudan s’est coupé par le sud, tandis que de puissantes velléités sécessionnistes couvent désormais sous la cendre dans le sud du Nigéria ou dans la partie anglophone du Cameroun. Ainsi, l’Afrique remet en cause, elle aussi, le principe de l’intangibilité des frontières. À taille mondiale l’équation juridique se complexifie sans cesse, au détriment de l’ONU, dans sa fonction de notaire des nations, obligée de prendre acte que les territoires n’en sont pas délimités une fois pour toutes et de subir la destruction de normes. Vu de Chine, le cadastre mondial donne donc raison aux Russes et ce qui donne raison aux Russes sert l’intérêt de l’Empire du Milieu.

Pour la Chine ensuite, aucune puissance ne doit plus, être capable seule, de stabiliser le système international. Dans la conflictualité russo-ukrainienne, elle découvre avec bonheur un autre pays capable de dire non aux États-Unis. Un ami inattendu pour dénoncer avec elle, en chœur, l’hégémonisme occidental, pour contester la démocratie, l’universalité des valeurs, la place de la société civile. Elle rappelle avec arrogance que mondialisation veut dire rivalité de puissance et non pas démilitarisation comme voulait l’imaginer l’Europe. C’est l’occasion rêvée d’obliger les États-Unis à faire face à deux fronts en même temps, et ce alors que Russie et Chine pourraient finir par n’en faire qu’un seul, sur la base de leur opportuniste « amitié sans limites ». C’est précisément le carburant de l’Organisation de Shanghai, une alliance stratégique et politique doublée d’une alliance devenue énergétique. Pour la Chine, soutenir la Russie c’est donc gagner en puissance globale, dégrader l’hégémonisme d’un seul, décentrer le point d’équilibre du monde, désoccidentaliser le monde des affaires. C’est aussi ouvrir ses bras à un futur vassal qui lui saute au cou en l’embrassant sur les deux joues. La Chine est donc un moteur de la confrontation Russie / États-Unis, tandis que la Russie est un moteur de la confrontation États-Unis / Chine. Ces trois acteurs jouent en pariant sur l’affaiblissement de l’Europe.  

Sans Taiwan, la Chine puissance continentale, est une puissance navale empêchée, car gênée dans son accès à la haute mer, sans l’Ukraine la Russie puissance navale, est une puissance continentale affaiblie, car privée de son champ de blé et d’une zone de protection stratégique. Pour chacune des deux, ces réalités sont des obstacles à l’hégémonie globale. Le ciment de leur union est l’affaiblissement recherché des Américains et de leurs alliés, le refus de l’élargissement de l’OTAN, le refus des standards démocratiques. La Chine continuera donc d’appuyer la Russie en Ukraine et la Russie la Chine vis-à-vis de Taiwan. Selon Henry Kissinger, les alliances stratégiques résultent essentiellement de la volonté des États, mais elles ne peuvent exister qu’entre États dont les systèmes économiques, politiques et idéologiques sont similaires, convergents ou compatibles. C’est de la nature de cette alliance stratégique dont dépend au fond la paix ou la guerre.

De l’autre côté, même si suivant l’idée soutenue par Arnold Toynbee, les États-Unis et la Chine sont au bord du piège de Thucydide, cette dernière s’affirme comme étant l’usine et le banquier des États-Unis. Or, personne n’attaque ni son usine ni son banquier. Dans ce jeu d’hyper dépendance se trouve une logique de paix, car entre logiques défensives et offensives, passent la ligne des intérêts. Pour la Chine, l’effort de guerre américain en Ukraine veut dire baisse corrélée du stock d’armes américaines, affaiblissement des moyens financiers des États-Unis, lassitude des citoyens américains dans le soutien d’une conflictualité, ce qui au final est excellent versus le projet de prise de contrôle de Taiwan. Pour le lobby militaro-industriel américain, guerre veut dire opportunité, et pour l’État américain, guerre rime avec prospérité. Au final, Chinois et Américains surveillent la sortie de crise qui pourrait protéger leurs avantages essentiels.

Au fond, c’est ce triangle stratégique Chine Russie États-Unis qui explique la guerre, ce même triangle expliquera donc la paix. Chacun de ces trois acteurs sont aujourd’hui imbriqués, sans pour autant être intégrés. Ils sont malgré eux inséparables, car leurs antagonismes ne peuvent ignorer leurs dépendances et leurs complémentarités. La paix est nécessairement contenue dans cette trinité dès l’instant que ces 3 acteurs arriveraient à se contenir les uns les autres, sans se chasser les uns les autres. C’est sans doute ce qui esquisse le plan de paix chinois présenté ces derniers jours à pas feutrés à Moscou. 

Pour la Turquie, l’Occident a perdu son seul avantage comparatif : la stabilité stratégique. La perte d’influence des États-Unis et de l’Europe en méditerranée est une promesse de la restauration de son ambition impériale et de la dynamique de l’intégration par la loi du plus fort, notamment versus le Kurdistan turc. Surveillant chaque tremblement des systèmes frontaliers et chaque opportunité géopolitique, elle rêve d’Asie Centrale, de Caucase et même d’Afrique de l’Est. Reliée par la foi avec l’Arabie Saoudite elle rêve du leadership de l’Islam sunnite, reliée militairement avec le Qatar, le Soudan et la Somalie, elle fait de ces chaines naturelles de coopération un moyen de réaffirmation de sa puissance régionale à ambition globale et trouve dans la guerre en Ukraine l’occasion rêvée de revenir en force dans le jeu diplomatique. Pour la Turquie, ce retour en diplomatie consiste avant tout à tenir une ligne d’équilibre de médiateur entre l’Ukraine à qui elle vendait des armes et qu’elle a soutenu militairement lors de la guerre de Crimée et la Russie à qui elle en achetait. Elle condamne l’annexion russe des provinces du Donbass, mais ne s’associe pas aux sanctions internationales pour préserver son indépendance énergétique. Elle surveille ses intérêts en mer Noire au détriment de la Russie pour favoriser son autonomie stratégique, mais sans se mettre Vladimir Poutine à dos tout en agissant pour libérer les ventes de blés ukrainiennes. La Turquie est donc un acteur clé, mais pas majeur dans la proximité géographique de la guerre, et si l’on suit l’idée qui la guide, elle poursuit une très vieille tendance géopolitique visant à rester en paix avec ses voisins, à favoriser la paix donc, mais sans condamner la guerre. Guerre et paix, cette complexe ambivalence stratégique aurait bien plu à Tolstoï.

Quid des puissances du golfe ? Il n’échappe à personne que de puissants intérêts énergétiques se cachent au cœur de la conflictualité. Plusieurs gazoducs surdéterminent les intérêts américains en jeu, la fin de la dépendance de l’Europe au pétrole et au gaz russe est un enjeu majeur. Sans le pétrole les armées ne se déplacent plus, sans le gaz les industries passent en mode veille, l’énergie se révèle plus que jamais comme étant l’épicentre stratégique de l’équilibre du monde moderne. Qui donc, mieux que les Saoudiens, qui possèdent la 2e plus grande réserve de pétrole mondiale, auraient autorité pour se mêler aux discussions ? La Turquie impose la puissance de sa diplomatie, mais n’a rien à offrir qui pèse sérieusement dans la balance, la France courrouce autant qu’elle dialogue, s’affaiblit économiquement au nom de grandes valeurs et n’obtient rien du tout. Tandis que Pékin est le premier importateur d’or noir de la planète et que contrairement à Paris, Ankara, Moscou et Washington, Riyad est la seule qui peut compter sur ses immenses réserves d’or noir. En agissant sur les quantités et les prix, les Saoudiens peuvent fort bien faire pencher la balance vers la paix. Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz Al Saoud a, à l’évidence, voix au chapitre, d’une paix qui se révèlera tôt ou tard énergétique.

Lire la suite de l’entretien de maître Emmanuel Caulier lundi 6 mars, toujours sur Teria News. Il analyse notamment la probabilité d’un changement de régime en Russie, les risques d’escalade vers un conflit armé mondial et les conséquences de l’afflux d’armes, venues d’Occident vers Ukraine, sur la sécurité des autres régions du globe.

Teria News

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