En 2023, 6.000 fils et filles d’Afrique sont morts en voulant gagner l’Europe. Trois fois plus qu’en 2022. Parmi eux, une moitié de Sénégalais poussés hors du pays par la répression brutale des manifestations issues de l’opposition au troisième mandat de Macky Sall et de la saga politico-judiciaire Sonko.
Ils étaient encore plus nombreux à avaler des centaines de kilomètres sur plusieurs semaines pour tromper la misère, en quête d’un avenir meilleur. L’année 2023 a été particulièrement meurtrière pour les candidats au départ à partir des côtes subsahariennes. Avec au moins 6.618 disparitions en mer, soit 18 migrants par jour en moyenne, elle marque un triplement des décès sur les embarcations de fortune tentant de gagner l’Espagne, selon un rapport publié mardi par l’ONG espagnole Caminando Fronteras.
Ainsi l’Espagne a-t-elle vu, au cours de l’année écoulée, un afflux record de migrants arrivés clandestinement, en particulier dans l’archipel des Canaries. Leur nombre a presque doublé, passant à 56.852 personnes, selon des chiffres publiés la semaine dernière par les autorités espagnoles.
Quand les troisièmes mandats tuent
Au-delà du coup porté aux institutions, à la confiance en sa classe politique, à l’image de stabilité du pays et par conséquence, à l’augmentation de la perception du risque entamant sa capacité à emprunter sur les marchés internationaux et ainsi, à financer son développement, les deux années d’instabilité socio-politique au Sénégal ont fauché une bonne partie de sa jeunesse. Sur le bitume des centres urbains déjà, quand des tirs à balles réelles contrent de simples jets de pierre. Sur la mer ensuite, quand la répression politique à coup d’incarcérations sème la terreur parmi les opposants au régime de Macky Sall, poussant les plus téméraires à l’exil. Ils étaient 3.176 à payer cette aventure de leur vie, soit la moitié des décès recensés par Caminando Fronteras en 2023.
Nés des poursuites contre Ousmane Sonko, considérées par les nombreux partisans de l’opposant comme le bras judiciaire d’une persécution politique contre le champion de la jeunesse sénégalaise à même de porter ses espoirs changement, les troubles socio-politiques qui secouent le pays de la Teranga depuis mars 2021 ont également été nourris par le chômage structurel des jeunes. S’ensuivirent les soupçons de troisième mandat à l’approche de l’échéance présidentielle de février 2024. Bien que dissipés en juillet 2023 par le président Macky Sall, ce temps de latence a toutefois engendré une insécurité politique aussi inédite que mortifère dans l’histoire contemporaine du Sénégal.
L’injustice économique source de drames maritimes
« S’il n’y avait pas les gros bateaux de pêche que vous voyez derrière moi, nous n’aurions pas à travailler si dur pour attraper du poisson et vivre décemment de la pêche. À cause de ces chalutiers, nous avons du mal à atteindre le poisson. Il y a quelques années, nous partions en mer vers 6 heures du matin et revenions vers 17 ou 18 heures, mais aujourd’hui, nous devons revenir vers 11 ou 10 heures du matin parce que nous perdons notre temps avec des miettes. Nous sommes habitués à revenir les mains vides »
Pêcheur Sénégalais
Comme la politique, les choix économiques du Sénégal et le réchauffement climatique font déserter sa jeunesse. Les pêcheurs migrants en particulier subissent les effets de la crise qui frappe leur secteur depuis plusieurs années. Alors que la pêche artisanale représente 3,2% du PIB national, plus de 10% des exportations et jusqu’à 600.000 emplois directs ou indirects (département américain de l’Agriculture), les pêcheurs locaux doivent jouer des coudes avec les chalutiers étrangers. Battant pavillon chinois ou européen, ces navires avalent l’équivalent de plusieurs mois de travail, arrachant aux travailleurs locaux leur moyen de subsistance. Tout un écosystème se voit ainsi bouleversé par la surpêche et une concurrence déloyale à laquelle s’ajoutent les effets du réchauffement climatique. Résultat : le volume des captures par pirogue a diminué de 58% entre 2012 et 2019 selon l’ONG Environmental Justice Foundation.
Abandonnant alors leurs pirogues, les pêcheurs prennent la route de l’Europe, perçue comme seule alternative à leur infortune. La Casamance fournit à elle seule près de 15 000 pêcheurs migrants par an. Essentielle à la jugulation du drame migratoire, une meilleure gestion des ressources halieutiques de l’Afrique de l’Ouest passe par le renforcement du cadre institutionnel.
Quand la prospérité des uns crée la misère des autres. Le cas des pêcheurs Sénégalais dessine les traits les plus repoussants de la mondialisation dont une certaine croissance laisse des individus sur le carreau et pis, ôte des vies.
Teria News