« Du retrait américain d’Afghanistan à la guerre en Syrie, il faut désormais constater la nouvelle nature des guerres. Celles-ci semblent n’admettre plus ni vainqueur, ni vaincu, et ne plus pouvoir ni être gagnées ni être perdues. Avoir la deuxième armée du monde ne veut pas dire victoire automatique, ni la faiblesse stratégique être synonyme de défaite », estime Emmanuel Caulier. Conseiller spécial du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques de Dakar, Avocat à la Cour d’appel de Paris, Conseil à la Cour Pénale Internationale et Directeur de la collection « Diplomatie et Stratégie » des éditions l’Harmattan, Emmanuel Caulier répond aux questions de Teria News.
Les choses ne se passent pas bien pour Vladimir Poutine. Les troupes ukrainiennes reprennent des territoires conquis par les russes. Comment expliquer les difficultés rencontrées par la première puissance nucléaire mondiale ?
Depuis 60 ans la Russie a fait le choix économique de mettre une partie considérable de son PIB au service du complexe militaro-industriel avec un objectif : demeurer crédible dans un face à face nucléaire avec les américains. Tandis que ce PIB allait diminuant au point de converger vers celui de l’Italie, ce choix de renouveler un arsenal nucléaire pléthorique a eu pour conséquence une diminution concomitante des ressources réservées à l’armée de terre. Ainsi, en actant au cours du G20 indonésien, qu’une utilisation d’armes nucléaires ne serait pas acceptée, le président américain et le président chinois ont porté le plus gros coup dur au modèle actuel de l’armée russe. Sauf à éviter la nucléarisation de la confrontation avec les américains, le fait d’avoir le plus grand nombre de têtes nucléaires n’a aucune efficacité dans la conquête des villes ukrainiennes. Sans armée de terre suffisante pour conquérir un champ de bataille urbanisé, et dans un contexte de forte densification de la défense anti-aérienne, l’armée russe est donc désormais condamnée à essayer la stratégie du V-2 de l’Allemagne nazie, revisitée en pluie de missiles Grad, Iskander ou Sarmat. Cela plonge l’Ukraine dans le froid et l’obscurité mais cela n’assure pas sa domination territoriale durable. La neutralisation forcée de l’option nucléaire fait du missile un roi, et de l’hiver un outil stratégique majeur.
De replis en replis, l’armée russe s’est retirée de Kherson, pourtant proclamée russe par Moscou. Que comprendre de la stratégie de Poutine ?
Le retrait russe de Kherson associé à l’affirmation immédiate par les russes que le territoire appartient à la Fédération de Russie a laissé les commentateurs pantois. Depuis 8 mois les stratèges de tous poils s’ingénient à scruter sans succès la logique Poutinienne de cette guerre. Il faudrait selon eux trouver une réponse dans sa psychologie, son passé, sa vie privée, sa maladie présumée, son hubris, des motifs somme toute personnels. C’est la théorie des petites causes, celle du nez de Cléopâtre, ou celle de la fenêtre de Trianon qui, selon Saint Simon, aurait conduit Louvois à jeter Louis XIV dans une nouvelle guerre. C’est la théorie de l’ambition de retrouver la grande Russie, comme celle qui poussait Crésus contre Cyrus, Cyrus contre les Massagètes, Darius contre les Scythes, ou Xerxès contre la Grèce. Poutine serait un nouveau Polycrate de Samos, un nouveau Syloson, capable de reprendre les pays perdus par l’URSS. Poutine l’affirme pourtant avec clarté : s’il regrette la grandeur de la grande Russie, il n’a aucune velléité de restaurer le passé. Peine perdue, il faudrait alors scruter sa folie, coupable de son égarement, comme elle l’était pour Cléomène à Sparte ou pour Cambyse aux yeux des perses. Il faudrait s’attacher aux faucons qui l’entourent et le conseillent, les mauvais conseillers ayant raison des bons, comme Crésus qui écoutait Bias comprenant trop tard la sagesse d’un Solon et d’un Sandanis. Le dossier de la guerre ukrainienne serait comme le disait Hérodote celui « des crimes, de la folie et des malheurs des hommes ». Hélas, toutes ces analyses ne révèlent rien de la pensée profonde qui gouverne l’avenir de cette opération très spéciale. Une autre approche, sans doute plus juste, serait de penser qu’il s’agit surtout d’un conflit d’ordre politique, passant les motifs individuels sous silence. Poutine mort, il est probable que les lignes d’intérêts, les jeux de puissance, les sous-jacents historiques, ne changeraient pas le cours des évènements. Les causes politiques survivant aux individualités, l’histoire se déroulerait sans doute de la même façon avec son successeur. Ce n’était pas l’ambition de Périclès qui comptait selon Thucydide, mais bien celle d’Athènes.
Après 8 mois d’affrontements et aux portes de l’hiver, comment parvenir à une cessation des hostilités ? Quels intérêts freinent l’entame de pourparlers de paix ?
Du retrait américain d’Afghanistan à la guerre en Syrie, il faut désormais constater la nouvelle nature des guerres. Celles-ci semblent n’admettre plus ni vainqueur, ni vaincu, et ne plus pouvoir ni être gagnées ni être perdues. Avoir la deuxième armée du monde ne veut pas dire victoire automatique, ni la faiblesse stratégique être synonyme de défaite. Faut-il chercher plus loin les causes de la durée et de l’enlisement de la guerre en Ukraine ? La seule corrélation constante entre les puissances économiques et l’évolution historique était déjà, selon Raymond Aron, la guerre. C’est bien la guerre qui en 14-18 a fait des États-Unis une puissance mondiale, c’est encore la seconde guerre mondiale qui a permis aux États-Unis d’émerger comme grande puissance économique mondiale. Ainsi, la matrice de la puissance économique américaine est aujourd’hui, comme durant les 60 dernières années, le lobby militaro-industriel. La guerre en Ukraine est donc, paradoxalement, une aubaine côté américain, puisque du point de vue économique, elle alimente la vente d’armements. Il n’échappe à personne par ailleurs, que de puissants intérêts énergétiques se cachent au cœur de la conflictualité. Un gazoduc surdétermine les intérêts américains en jeu, la dépendance de l’Europe au pétrole et au gaz russe émerge, finalement, dans l’actualité politique et économique de tout le vieux continent. Sans le pétrole, les armées ne se déplacent plus. Sans le gaz, les industries passent en mode veille. L’énergie se révèle plus que jamais comme étant l’épicentre stratégique de l’équilibre du monde moderne. Cette réalité ne pouvant s’inverser qu’au jour où, conscience serait prise que guerre veut bien dire affaiblissement économique du monde. La perte de la majorité à la Chambre des représentants, combinée à la récession de la première économie du monde seront-t-elles le catalyseur de cette prise de conscience ? Reprendre la décision au lobby militaro-industriel serait ainsi l’occasion pour les États-Unis de retrouver leur âme. Comme le dit Hölderlin « là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve ».
Teria News