Elle sacrifia son fils à la raison d’État. Au XVIIIe siècle, la Reine Abla Pokou fonda le peuple Baoulé et plusieurs tribus sœurs, notamment au Togo et au Bénin. Parcours d’une princesse Ashanti devenue mère de plusieurs peuples.
Alors que rien, à première vue, ne la prédisposait au trône royal, Abla Pokou l’occupera par la force des choses. Elle naquit en effet au début du XVIIIe siècle dans l’empire Ashanti situé à l’Ouest du territoire de l’actuel Ghana et fonctionnant par succession matrilinéaire. En d’autres termes, en pays Ashanti, à la mort du Roi, le fils de la sœur du Roi est privilégié par rapport au fils du frère pour accéder au trône.
Osseï Tutu, figure historique du Ghana, devint en 1695 le sixième roi du royaume Akan Oyoko. Peuple composé essentiellement d’ethnies usant de deux langues, le Twi et le Fanti, les Akans occupaient le Sud du territoire de l’actuel Ghana et étaient répartis sur plusieurs petits royaumes. Dès 1701, le Roi Osseï Tutu unifia les royaumes Akan divisés pour en faire un empire puissant : l’empire Ashanti. Il décéda au combat en 1717 et son neveu prit le pouvoir. Ce dernier décéda à son tour. S’ensuivit une guerre de succession sans merci dans la capitale même du royaume, à Kumasi, notamment entre deux principaux protagonistes : Daaku, le frère de l’influente princesse Abla Pokou et Opoku Ware, plus proche de la famille au pouvoir. Il faut relever ici le lien de fratrie entre le père de Daaku et de Abla et le défunt Roi Osseï Tutu.
Le conflit se solda par le décès de Daaku. Abla comprit alors qu’il lui fallait s’enfuir pour sauver sa vie. La peur des représailles la fit quitter le royaume et se diriger vers le Nord-ouest avec sa suite composée de serviteurs, de soldats et des gens du peuple restés fidèles à sa personne et à celle de son frère. La fuite se déroula non pas sans riposte du camp ennemi. En effet, des soldats vainqueurs la poursuivirent.
Le sacrifice de son fils unique
Pourchassée par l’ennemi, la princesse Abla Pokou s’est retrouvée contrainte de fuir en pleine saison des pluies au milieu d’une forêt dense, en face du lac Comoé, la frontière naturelle entre le Ghana et la Côte d’Ivoire, alors en crue et gorgé par les pluies. La légende raconte qu’Abla implora alors les dieux de lui accorder leur faveur en les laissant traverser le fleuve elle et sa suite. Son devin qui l’accompagnait, lui fit part de l’irritation du fleuve et du sacrifice souhaité par le génie du cours d’eau comme seule condition à son apaisement.
Selon les dires du devin, le fleuve « ne s’apaisera que lorsque nous lui aurons donné en offrande, ce que nous avons de plus cher ». Instinctivement, la princesse et sa suite se mirent à offrir bijoux, armes et tout autre objet de valeur. Ces objets seront rejetés par le fleuve. « Nos fils sont ce que nous avons de plus cher », se serait exclamé le devin en précisant toutefois qu’il faudrait un enfant d’ascendance noble.
Face à cette requête, aucun compagnon de la princesse n’était prêt à réaliser un tel souhait. Estimant que seul le sacrifice de son unique fils pouvait les sauver, la nièce d’Osseï Tutu contempla une dernière fois son fils puis, jeta ce dernier dans le fleuve agité. Comme par enchantement, les eaux de la Comoé se seraient aussitôt calmées et les arbres se seraient courbés pour former un pont de lianes et de branches permettant à la tribu de traverser le fleuve.
Quelques instants après ce sacrifice, tout en pleurant mais digne dans son malheur, Abla s’exprimant en langue Ashanti aurait déclaré « Ba wouli » (L’enfant est mort !) : C’est la naissance d’une nouvelle ethnie, celle des Baoulés de l’actuelle Côte d’Ivoire qui portera ce nom en souvenir de cet enfant sacrifié. Le salut en effet, n’est venu que de la princesse.
La migration du peuple Baoulé dans la sous-région Ouest-africaine
Après la traversée légendaire du fleuve, la Reine décida d’arrêter la progression au bout de 200 kilomètres en pleine savane. Ce périple dura en réalité plusieurs années. Abla Pokou et ses compagnons vont se diviser en plusieurs ramifications. Elle nommera des chefs de clans à la tête de villages alentours de ce qu’on appellera la capitale du pays baoulé, le village de Niamonou, près de la ville de Bouaké dans le territoire de l’actuelle Côte d’Ivoire où elle résidera elle-même avec le plus grand clan. Certains clans ont continué leur progression et se sont établis sur le territoire de l’actuel Togo et plus tard, sur celui de l’actuel Bénin.
L’organisation des différentes ramifications du nouveau royaume Baoulé fut la même qu’en royaume Ashanti. Comme chez les Ashantis, chaque clan est composé de quatre familles nobles et de quatre familles vassales dotées d’un Chef, de guerriers, de parents et d’esclaves. Une fonction précise dans l’organisation militaire générale de même qu’un nom distinct sont attribués par la Reine.
Épuisée par les épreuves, elle ne survécut pas longtemps après son installation à Niamonou. Elle s’est éteinte vers 1730. On y retrouve encore aujourd’hui son siège royal, de même que ses objets sacrés : tambours et armoiries. La Reine Abla prépara sa succession en prenant la peine de former sa nièce Akoua Boni. Elle fut inhumée selon les rites Ashanti dans le lit d’un cours d’eau.
L’héritage de la Reine Abla Pokou
L’histoire de la Reine Abla Pokou aura suscité beaucoup d’admiration à travers le monde. Elle est saluée pour son courage et son sens de la « raison d’État ». Dans les années 1960, dans le cadre de la réalisation du barrage de Kossou et en mémoire de la Reine, le feu Président ivoirien Félix Houphouet Boigny demanda aux propriétaires terriens de sacrifier leurs terres et leurs cultures à l’image de la Reine qui sacrifia son fils. On pourrait également l’évoquer comme un modèle de renoncement de soi face à un grand danger couru par tous.
Par ailleurs, considérant le rôle fédérateur de son geste dans la naissance de plusieurs ethnies, elle a le mérite de tenir une place prépondérante dans l’histoire commune à plusieurs peuples et pays, une sorte d’identité collective africaine ou même noire. On note aujourd’hui des similitudes de coutumes, cérémonies, rituels et d’arts oratoires entre d’une part les Akans de Côte d’Ivoire et du Ghana et d’autre part, entre Akans et les nombreuses ethnies dérivées des Baoulés, notamment les Minans du Bénin et du Togo et toutes les ethnies sœurs.
En outre, à travers la traite négrière, la culture Baoulé sera exportée outre-Atlantique par les esclaves restés attachés à leurs coutumes d’origine. C’est ainsi qu’on retrouve les mêmes rites et cultures (patois, danses, prénoms, fêtes, modes de transmission du pouvoir et du savoir, etc) entre les Baoulés et les Bonis de Guyane et de l’île Suriname dans les Antilles. Les Bonis antillais sont des descendants de la caste des Bonis, valeureux guerriers formés par la nièce Akoua Boni de la Reine Abla Pokou et déportés en majorité vers ces îles. Les Bonis de Guyane et de Suriname seront à l’origine des Nègres marrons (regroupement des esclaves dans des camps afin de libérer les autres esclaves des plantations et de leur rendre leur liberté). Les Bonis antillais sont aujourd’hui de véritables symboles de la résistance africaine en Amérique.
L’histoire retient que la Reine Abla Pokou sacrifia son unique fils mais enfanta plusieurs peuples.
Maggy Lynn