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« Les GI ne mourront pas pour l’Ukraine », analyse Emmanuel Caulier

La Russie expulse le chef adjoint de l’ambassade des Etats-Unis à Moscou ce 17 février. « En réalité, Biden n’enverra aucun soldat, il cherchera à empêcher le rapprochement gazier de l’Allemagne et de la Russie […] Les GI ne mourront pas pour l’Ukraine, si toutefois ils savent où le pays se trouve sur la carte du monde. », estime Emmanuel Caulier. Conseiller spécial du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques de Dakar, Avocat à la Cour d’appel de Paris, Conseil à la Cour Pénale Internationale et Directeur de la collection « Diplomatie et Stratégie » des éditions de l’Harmattan, Emmanuel Caulier répond aux questions de Teria News.

1. Croyez-vous à une désescalade, notamment depuis le repli de certaines troupes russes vers leurs bases où craignez-vous un conflit, voire une 3e Guerre mondiale ?

La crise ukrainienne ne sera pas le détonateur d’une 3e guerre mondiale, pour au moins trois raisons :

1.     L’épicentre stratégique des États-Unis s’est déplacé en mer de Chine où des intérêts très supérieurs à ceux de l’Ukraine sont engagés ;

2.     Les seuls soldats prêts à mourir pour l’Ukraine sont russes ;

3.     La moitié est du pays est russophone, une guerre occidentale n’a aucune solution réaliste de sortie de guerre à court et moyen terme,

Concernant le repli de troupes russes tel que présenté par les médias, il participe d’une désinformation :

L’activité militaire en Biélorussie est habituelle, elle se fait dans le cadre d’exercices militaires, exercices qui sont par définition temporaires ; des troupes et matériels font donc mouvement de va-et-vient au rythme normal de ce type d’exercice. La concomitance avec la question ukrainienne est donc faussement instrumentalisée par les Américains et bêtement relayée par les médias occidentaux.

En ce qui concerne les autres troupes sur la frontière, le chiffre de 100 000 soldats associé à une photo aérienne de quelques véhicules rangés en rangs d’ognons est frappant pour l’imaginaire, mais il est probable qu’il ne vienne de nulle part, c’est-à-dire qu’il n’a jamais été vérifié par personne. Il peut, dans la réalité, ne correspondre absolument à rien. Quoi qu’il en soit, les soldats russes sont chez eux et sont en droit de garder, avec des moyens armés, une frontière longue de 3000 kilomètres.

2. Dans l’hypothèse d’une invasion russe de l’Ukraine, une invasion de Taïwan par la Chine pourrait-elle être simultanée ?

Examinons si vous le voulez bien, le postulat qui gouverne votre hypothèse : une invasion russe de l’Ukraine, et ce, avant même de revenir sur l’éventuelle corrélation avec l’autre source de tension internationale majeure localisée à Taïwan.

Cette hypothèse s’appuie sur une observation de troupes non vérifiée et est instrumentalisée par la communication américaine, pour en déduire, aussitôt, que cette concentration supposée de troupes supposerait une intention d’invasion. Or, les Américains confessent aujourd’hui, ne pas avoir pu vérifier la réalité du retrait des troupes, comment croire qu’ils avaient hier, la possibilité de vérifier la réalité de leur arrivée ? Enfin, corréler automatiquement tout mouvement de troupes à l’ouest de la Russie, pour nourrir le scénario d’un pré positionnement stratégique pré guerre, c’est être prisonnier de ses idées, agréger tout et n’importe quoi pour nourrir sa thèse et rejeter tout ce qui pourrait prouver qu’elle est fausse.  

Tout ceci repose, quoi qu’il en soit, sur une méconnaissance profonde de la doctrine stratégique russe et ensuite d’une différence marquée avec la doctrine stratégique américaine. Le dialogue entre les deux systèmes stratégiques qui ne se comprennent pas est, de fait, incompréhensible par les tiers.

La Russie est une puissance spatiale, une puissance pétrolière et une hyperpuissance gazière, une puissance militaire et nucléaire de premier rang, avec un siège permanent au conseil de sécurité des Nations Unies, elle ne peut toutefois nous faire oublier trop vite, qu’elle souffre de faiblesses profondes. Sa démographie « de guerre » n’a plus aucune cohérence avec la taille du plus grand territoire du monde et son économie faiblement diversifiée n’assure plus la richesse de sa population. Avec une approche réaliste de sa situation globale, elle ne peut pas avoir pour velléité de déclencher un conflit majeur à l’étranger, qui conduirait immédiatement à son écroulement intérieur. Dans ce sens, une sorte de processus supposé caché et progressif de régénération de l’URSS ne fait pas sens.

Les épisodes précédents d’incursion dans « l’étranger russe » (pays de l’ancienne URSS) et notamment celui de la Crimée ont, pourtant, bien révélé ce que je qualifierai de la « méthode de l’acide » utilisée par les Russes, qui consiste, en quelque sorte, à dissoudre la résistance par une action préalable et invisible. En civils les services secrets ou autres services action prennent position de façon discrète dans un pays facilement infiltrable. La moitié est du pays est russophone, les élections prouvent que cette même moitié vote habituellement pour des candidats russophiles, il suffit donc de s’appuyer sur un terreau naturel et favorable pour faire taire ceux qui voudrait se distancer de la Russie. Les Russes ont déjà gagné cette guerre de « type Cuba », sans l’avoir déclarée ni sans l’avoir faite, puisqu’ils sont en passe de récupérer par l’intérieur et discrètement le contrôle d’un pays qui fut le berceau du leur. Cette méthode « de l’acide » consiste à favoriser un processus de fusion du civil et du militaire autour de l’âme russe. La négociation vient ensuite et nous y sommes. Elle est économique et gazière et cache un enjeu de soft power russe sur l’Europe au détriment des intérêts américains, de l’unité européenne et de l’unité de l’OTAN.

À l’inverse, les américains utilisent les médias pour installer la panique, puis la provocation, ils gonflent les muscles et utilisent enfin les menaces de sanctions économiques. Ce sont les Européens qui concernés par la proximité géographique de la menace, se mettent en mouvement et sont alors instrumentalisés. En réalité, Biden n’enverra aucun soldat, il cherchera à empêcher le rapprochement gazier de l’Allemagne et de la Russie, l’entrée en dépendance énergétique des pays européens avec le gaz russe, mais il n’empêchera pas une Ukraine de changer de dirigeant et d’oublier son projet d’adhésion à l’OTAN. Les GI ne mourront pas pour l’Ukraine, si toutefois ils savent où le pays se trouve sur la carte du monde.

Pour les Russes l’Ukraine est une zone tampon non négociable. Une formule d’Eluard plairait aux Russes : « le passé est un œuf cassé, l’avenir est un œuf couvé ». Les Russes couvent l’avenir en regardant le passé. Le président Bush avait expliqué il a vingt ans, qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN. Le présent sans le passé est aveugle, le présent sans l’avenir est stérile.

Quant à la corrélation avec Taïwan, elle existe, puisque le rapprochement sino-russe est une réalité qui se réaffirme régulièrement par vagues successives, puisque Taïwan est un territoire chinois pour la Chine comme l’Ukraine l’est pour les Russes, et puisque la tension stratégique en mer de Chine occupe suffisamment les Américains pour qu’ils ne diversifient pas leurs fronts. Dans le cas plus réaliste d’une prise de contrôle de Taïwan par la Chine, et moins improbable que la prise de contrôle de l’Ukraine par la Russie, le Kremlin pourrait accélérer la prise de contrôle de son voisin, mais sans mouvement de troupes. À moyen terme, un président peut toujours changer plus vite que prévu et un référendum peut faire dire ce que l’on veut.

3. L’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, mais étant donné la présence de soldats de pays membres de l’OTAN en Roumanie ou en Pologne, l’activation de l’article 5 est-elle possible ? Dans quels cas ?

L’article 5 stipule que si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considèrera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. En cohérence avec l’approche développée plus haut et sans agression armée, l’article 5 reste inactivable, et ce, sans exception.

4. Si conflit il y a, jusqu’où pourrait-il aller ? La bombe atomique pourrait-elle être une nouvelle fois utilisée ?

Le conflit est en réalité une négociation autour d’intérêts commerciaux, il est donc économique et énergétique. Il est également politique en ce qui concerne les jeux d’influence futurs en Europe entre les grandes puissances et il est diplomatique en ce qu’il remet la Russie, puissance moyenne déclinante au centre du jeu mondial. La bombe ressemble donc plus à un gazoduc qu’à un engin nucléaire. Quant à l’issue, c’est la paix, mais nous vérifions comme toujours et comme le disait Kissinger qu’« il est plus facile de désirer la paix que d’en jeter les fondations ».

5. L’ONU est inaudible. Si une guerre éclatait, cela consacrerait son échec à prévenir les conflits, pourtant son principal mandat. Quel serait alors son avenir ? Suivra-t-elle le sort de son ancêtre la SDN ?

Par le jeu du véto, un conflit qui concerne directement un des membres permanents est par définition bloqué. Quant aux limites des Nations Unies, les problèmes de la représentation au Conseil de sécurité, de l’efficacité des Casques bleus et des opérations de maintien de la paix, sont un serpent de mer. On ne désinvente pas plus l’ONU que l’arme nucléaire et supprimer l’ONU conduirait à réinventer l’ONU. Pour les États unis, le moins d’ONU vaut le mieux d’ONU. Cette crise peut, peut-être, faire bouger l’évolution de l’Organisation d’un millimètre, ce qui serait déjà une forte poussée d’accélération pour un système habitué à bouger à la vitesse de la tectonique des plaques.

6. Enfin, l’Ukraine disposait de 1800 têtes nucléaires cédées en 1994 contre la garantie de ses frontières, notamment par la Russie. Cette crise démontre-t-elle les limites de la dénucléarisation post Guerre froide ?

Dans le cadre de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne signaient un accord le 5 décembre 1994 dit « mémorandum de Budapest », garantissant l’intégrité du pays en échange de la dénucléarisation du territoire ukrainien, ils s’engageaient à « respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine ».

Dans le cas d’un rattachement futur de l’Ukraine à la Russie, il y aurait viol de ces engagements. L’interventionnisme russe affecte, dans cet exemple, la valeur des traités, abondant dans le sens de la doctrine qui affirme que le droit international n’existe pas.

Toutefois, ce qui est probable serait, plutôt, dans un futur court terme, le gel d’un processus d’adhésion à l’OTAN ou la création d’une zone tampon démilitarisée, qui garantirait à la Russie la paix qu’elle recherche inflexiblement à sa frontière.

La solution est donc entre les mains des diplomates, tandis que, comme le disait Hölderlin, « là où croît le péril croit aussi ce qui sauve ».

Teria News

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